Le manuscrit du curé Meslier : aux sources de l’anticléricalisme français.

En lisant le livre du philosophe Olivier Bloch, Un Bouquet de fleurs du mal. Anthologie de textes matérialistes d’Aristote à Marx, j’ai fait connaissance avec la pensée de Jean Meslier (1664-1729), un personnage historique dont j’ignorai totalement l’existence et l’importance.

Imaginez un homme d’église, un curé anonyme de la ville d’Étrépigny, une petite commune des Ardennes (160 habitants à la Révolution, 291 aujourd’hui), fidèle à son poste durant 40 ans auprès des bons croyants de sa paroisse. Imaginez ce modeste curé durant ces longues années, diriger ses milliers de messes, baptêmes, communions, enterrements, écoutant les confessions, les absolvant au nom du Dieu tout-puissant, éduquant sa communauté, prêchant la bonne parole, exerçant son ministère… jusqu’à sa mort. Jusque ici la vie banale d’un homme d’église, d’un homme de foi. Seulement, ce curé avait laissé dans un tiroir un volumineux manuscrit, rédigé à l’abri des regards indiscrets.

Jean Meslier (1664-1729).

Six ans après sa mort, en 1735, l’écrivain Nicolas-Claude Thériot (1697-1772) prend connaissance du contenu de ce manuscrit et en informe son ami Voltaire dans une lettre. L’effet provoqué par la lecture de ce manuscrit est une déflagration. En effet, Jean Meslier y renie par écrit sa religion, toutes les formes de religions, Dieu, les Saints, les Rois et il invite ses propres paroissiens à en faire de même.

Nourrit par ses nombreuses lectures (Tite-live, Sénèque, Tacite, Flavius Joseph, La Bruyère, Pascal, Malebranche, Bayle, les textes bibliques) et inspiré particulièrement par Montaigne et La Démonstration de l’existence de Dieu de Fénelon, Jean Meslier avait durant ces longues années de réflexion, élaboré progressivement sa propre pensée. De manière libre, indépendante, il s’était attelé à l’étude de sa propre foi et à l’observation de la nature, des hommes et de la société dans laquelle il vivait.

Il démontre dans ce manuscrit les erreurs, les mensonges, les illusions, les artifices de la religion. Selon lui, elle n’est que superstition. Les hommes d’église et les puissants souverains qui s’en réclament ne seraient même pas à la hauteur des messages transmis dans les écritures saintes. Et même ces messages, ces lois, cette morale que l’humanité subie depuis plus d’un millénaire, ne reposeraient sur aucun fondement sérieux. Le testament du curé Meslier est une étude critique d’objet philosophique mais aussi une critique sociale et politique explosive, remettant en cause la légitimité des gouvernants et pointant leur duplicité et leurs abus (appelant implicitement à une révolution sociale). Ce manuscrit de 366 feuillets dédié à ses paroissien, est un vibrant plaidoyer pour l’athéisme, la libre pensée et puise ses racines dans une philosophie matérialiste intransigeante. La première publication intégrale n’est paru qu’en 1884 à Amsterdam. Cependant, Voltaire avait fait publier en 1762 quelques extraits dont il avait lui-même réécrit certains passages (considérant que le manuscrit était mal rédigé). Le baron d’Holbach fera paraître Le bon sens du curé Meslier suivi de son testament en 1772.

Venant d’un homme d’église, la pensée de Meslier, totalement radicale, rencontra un écho important dans les milieux des philosophes matérialistes du XVIIIe siècle. Meslier était un précurseur d’un athéisme revendiqué/assumé et assis sur une solide démonstration philosophique. Certains historiens ont vu dans ce testament l’annonce de la Révolution, une pré-conception du socialisme utopique, voir du communisme et de l’anarchisme. Il peut-être considéré comme le père fondateur de l’anticléricalisme français qui connaitra une longue histoire.

Testament du curé Meslier, manuscrit autographe, Bibliothèque Nationale de France.

Voici quelques passages du manuscrit :

« Mes chers amis, puisqu’il ne m’aurait pas été permis et qu’il aurait même été d’une trop dangereuse et trop fâcheuse conséquence pour moi de vous dire ouvertement, pendant ma vie, ce que je pensais de la conduite et du gouvernement des hommes, de leurs religions et de leurs moeurs, j’ai résolu de vous le dire au moins après ma mort (…) Dès ma plus tendre jeunesse, j’ai entrevu les erreurs et les abus qui causent tant de si grands maux dans le monde ; plus j’ai avancé en âge et en connaissance, plus j’ai reconnu l’aveuglement et la méchanceté des hommes, plus j’ai reconnu la vanité de leurs superstitions, et l’injustice de leurs mauvais gouvernements« .
(…)
« Voilà, mes chers amis, la vraie source, et la vraie origine de tous les maux qui troublent le bien de la société humaine, et qui rendent les hommes si malheureux dans la vie. Voilà la source et l’origine de toutes les erreurs, de toutes les impostures, de toutes les superstitions, de toutes les fausses divinités et de toutes les idolâtries qui se sont malheureusement répandues par toute la terre. Voilà la source et l’origine de tout ce que l’on vous propose comme de plus saint et de plus sacré dans tout ce que l’on vous fait pieusement appeler religion« .
(…)
« Toutes les religions ne sont qu’erreurs, illusions et impostures (…) Le nom et l’autorité de Dieu, ou des dieux, ne sont véritablement que des inventions humaines (…) qui ont été, comme j’ai déjà remarqué, inventées par des fins et rusés politiques, puis cultivées et multipliées par des faux séducteurs et par des imposteurs, ensuite reçues aveuglément par des ignorants, et puis enfin maintenues et autorisées par les lois des princes et des grands de la terre qui se sont servis de ces sortes d’inventions humaines pour tenir plus facilement par ce moyen là le moyen des hommes en bride, et faire d’eux tout ce qu’ils voudraient« .

Ces passages cités ne correspondent qu’à une forme d’introduction. Ensuite Meslier énonce huit preuves de la fausseté des religions. Parmi ces passages :

« Ni la beauté, ni l’ordre, ni les perfections qui se trouvent dans les ouvrages de la nature ne prouvent nullement l’existence d’un Dieu qui les aurait faits. (…) Il est manifeste et évident qu’il y a beaucoup plus de raison d’attribuer l’existence d’un être nécessaire ou l’existence par elle-même, à un être véritable que l’on voit, que l’on a toujours vu, et qui se trouve toujours manifestement partout, que de l’attribuer à un Être qui n’est qu’imaginaire et qui ne se voit et ne se trouve nulle part (…) Or le monde que nous voyons est manifestement un être très réel et très véritable, il se voit et se trouve manifestement partout (…) Il y a beaucoup plus de raisons d’attribuer l’existence par elle-même au monde même et aux perfections que nous y voyons que de l’attribuer à un prétendu Être infiniment parfait, qui ne se voit et ne se trouve nulle part, et qui par conséquent est fort incertain et douteux en lui-même… »
(…)
« Si la matière n’avait pas d’elle-même la force de se mouvoir, elle ne pourrait avoir reçu cette force que d’un être qui ne serait point matière, car si cet être était aussi matière lui-même, il n’aurait pas non plus la force de se remuer lui-même, ou s’il avait de lui-même la force de se remuer, il serait donc vrai de dire que la matière aurait d’elle-même la force de se remuer, de sorte que si elle n’a pas d’elle même cette force, il faut nécessairement qu’elle l’ait reçue d’un être qui ne serait point matière. or, il n’est pas possible que la matière ait reçu la force de se mouvoir d’un être qui ne serait point matière, donc elle a d’elle-même la force de se mouvoir et de se remuer« .

Je ne peux malheureusement pas retranscrire dans son intégralité une si longue démonstration dont la rigueur, le développement (le sérieux pour résumer) ne souffre d’aucune critique. Bien évidemment, certains lecteurs se sont offusqués (le mot est faible) et s’offusqueront encore aujourd’hui des positions défendues par Meslier. Mais qu’il est tort ou non, l’essentiel n’est pas là. Ce qui est remarquable d’un point de vue historique, c’est qu’en ce premier tiers du XVIIIe siècle, bien avant l’influence intellectuelle des Lumières, un curé puisse exprimer une telle pensée dans un contexte où la religion est omniprésente et omnipotente dans la vie de tous les français. S’il était impensable d’éditer un tel texte ou d’assumer ne serait-ce qu’en parole, il était encore plus impensable de le penser ! Rappelons-nous que François-Jean Lefebvre de La Barre fut torturé et exécuté pour blasphème en… 1766 (dernier condamné à mort pour outrage à la religion).

Il fallait à Meslier un certain courage pour extirper son sens critique et défendre sa position (dans la solitude et dans le cadre d’un quotidien qui devait lui paraître absurde) d’un environnement aussi structuré par la religion. Certes, il n’est pas le premier à hacher menu les livres saints et les religions à l’ère chretienne. Savinien Cyrano de Bergerac (1619-1655) les avait déjà pourfendus d’une subtile critique dans La Mort d’Agrippine (1654). Malgré Cyrano, et malgré d’autres avant Meslier, j’ai toujours eu, personnellement, une pointe d’admiration pour ceux qui arrive à penser par eux-mêmes. Meslier a d’autant plus de mérite qu’il n’était pas comme Cyrano un spectateur de la religion mais un acteur. De par sa condition de curé, et la pensée qu’il a nourrie à travers son existence, on devine un déchirement intellectuel qui parait presque insoutenable. Il est toutefois mort libre.

Ce manuscrit autographe de Jean Meslier est aujourd’hui à la Bibliothèque Nationale de France en trois exemplaires (tous de la main de Meslier). À ma connaissance, il n’existe aucun manuscrit, document signé ou lettre autographe de Jean Meslier. En 2018, une copie manuscrite anonyme d’époque (vers 1750) de certains passages de son Testament, 309 pages reliées en plein maroquin avait été adjugée 25.000 € chez Alde (pour une estimation de 5.000 / 6.000 €).

Olivier Bloch, Un bouquet de fleurs du mal. Anthologie de textes matérialistes d’Aristote à Marx, Éditions Pocket, collection Agora.