De quoi la passion des autographes est-elle le nom ?

L’objet de cet article est tout à fait personnel ou plutôt un exercice de réflexion sur la finalité de mon métier et sur la compréhension des collectionneurs de lettres autographes et de manuscrits. La question à laquelle je cherche à répondre est la suivante : pourquoi collectionne t-on les lettres autographes ? (ou quelle est l’utilité même de ce type de collection ?)

Et lorsque je réfléchis à ces autographes, j’exclue de mon champ de réflexion les simples photographies ou cartons signés de sportifs ou de chanteurs contemporains, c’est-à-dire que je me préoccupe surtout des personnages et des lettres qui ont marqué et souvent bouleversé la littérature, l’histoire, les arts, les sciences et la culture dite populaire comme le cinéma, la bande dessinée ou la chanson. 

Et j’écris cela sans le moindre mépris. Je serais d’ailleurs très mal placé puisque je suis un grand passionné de football et que j’ai pu (réellement, oui-oui) m’émouvoir aussi rapidement devant un geste technique de Zinédine Zidane ou de Georges Weah que devant les échecs de Lucien de Rubempré ou les premières mesures de l’introït du Requiem de Mozart. D’ailleurs, j’avoue que je rêverais de posséder la déclaration manuscrite des joueurs de l’équipe de France durant le « drame » de Kysna lors de la coupe du monde 2010 en Afrique du Sud. Mais ce manuscrit est pieusement conservé dans les archives de Raymond Domenech. Mais là n’est pas la question. 

Se poser la question sur l’intérêt pré-supposé d’acheter ou de vendre des lettres autographes c’est résoudre une problématique à laquelle j’ai été maintes fois confrontée : l’indifférence de mon entourage ou l’indifférence tout court pour ces documents. 

Imaginons que sur cent personnes prises au hasard et à qui je présenterais mon métier et ma passion, et sachant bien que derrière moi, dans des classeurs, sont archivées des lettres de Victor Hugo, Georges Brassens, Hergé, Napoléon Ier, Charlie Chaplin, Henri IV, Mata-Hari ou Claude Monet, combien spontanément me demanderaient-ils de leur montrer quelques documents ? Et bien peu, vraiment peu, même très très peu. Mais je n’ai aucune raison de m’en inquiéter car pour 95 % d’indifférents, la passion, la curiosité joyeuse, parfois la douce gentillesse savante des 5 % restant rééquilibrent totalement cette balance humaine. Je ne juge pas cette indifférence, c’est une unique question de goût, de priorité dans la vie. Moi-même, je n’ai pas de goût prononcé par exemple pour le livre ancien (le livre rare, de collection). Disons que si je reconnais la beauté d’une reliure, la qualité d’un beau papier, je ne me souviens pas d’avoir demandé à un de mes confrères libraires de me sortir de leur bibliothèque un exemplaire de l’édition originale d’une Saison en Enfer. Mon propos peut étonner mais j’ai toujours préféré l’écrit à l’imprimé. 

Paul Verlaine, Lettre autographe signée, août 1887, à Henri de Régnier :  » tout est bel et bon qui est bel et bon, voir qu’il vienne et par quelque procédé qu’il soit obtenu. Classiques, romantiques, décadents, « symbolos », assonants ou comment dirais-je ? Obscurs exprès, pourvu qu’ils me foutent le frisson ou simplement me charment, même et peut-être surtout sans que (…) , je sache bien pour quelle cause, font tous mon compte »

Cette très relative indifférence explique peut-être aussi la raison pour laquelle le marché des lettres autographes et des manuscrits ne concerne finalement que peu de personnes comparé aux marchés des tableaux anciens des meubles et des bijoux. Les économistes parlent de « marché de niche », les journalistes de « microcosme » ou de « milieu feutré ». 

Néanmoins, il ne faudrait pas que vous méjugiez ce sentiment d’indifférence ou l’isolement des lettres autographes. Si chaque segment du marché des oeuvres d’art était un pays, alors oui les tableaux anciens ou le mobilier représenteraient des États étendus comme la Russie tandis que les lettres autographes et les manuscrits feraient office de principautés de taille vaticanesque. Mais quel petit état dynamique, passionné, stable et prestigieux. 

Comment ne pas s’émerveiller devant un poème autographe de Charles Baudelaire, devant la dernière lettre de Louis XVI avant son exécution, devant une lettre de Louise Michel pendant la Commune de Paris, devant une longue lettre de Jean Gabin à Jean Renoir, devant quelques lignes de Georges Brassens ou de Jacques Brel ? Cet émerveillement est le dénominateur commun de la grande majorité des collectionneurs, qu’ils soient fortunés ou non, et je l’espère de tous les marchands. Ce petit quelque chose qui étreint le collectionneur lorsqu’il trouve une lettre autographe qui lui parle, est une émotion difficilement exprimable. L’expert et libraire Frédéric Castaing parle de « Magie » (Signatures, Atout éditions, 1998), son confrère Alain Nicolas de « liens secrets qui vont droit au coeur » (Les Autographes, Maisonneuve & Larose, 1988), et le libraire historique Etienne Charavay « d’émanation directe de ceux qui ont droit à notre souvenir » (La Science des Autographes, Essai critique, Paris, Charavay Frères Libraires Éditeurs). 

On peut évoquer d’autres raisons qui motiveraient la collection de lettres autographes et de manuscrits. D’abord, les autographes sont des sources d’informations capitales pour la compréhension d’un auteur ou d’un évènement. Ils sont des sources de la recherche intellectuelle. Les collectionneurs et les marchands collaborent souvent avec des biographes ou des institutions. Car nous trouvons dans telle ou telle lettre, une date, une phrase, un fait relaté qui était jusqu’à aujourd’hui ignoré et qui lève le voile sur des interrogations laissées depuis longtemps sans réponse. 

Par exemple, j’ai possédé une lettre de Juliette Adam datée du lendemain de la mort de Gustave Flaubert (8 mai 1880). Dans cette lettre, Juliette Adam confie à son correspondant sa peine et son embarras car Flaubert avait promis à son journal la diffusion en épisodes de Bouvard et Pécuchet. Cette simple information fit le bonheur d’un chercheur qui cherchait depuis plusieurs années à qui été destinée la diffusion du dernier roman de Flaubert. Quel plaisir pour un marchand de participer (très modestement) à la compréhension et à l’étude d’un personnage ou d’un fait. 

Ensuite, je peux aussi évoquer la simple envie d’acheter pour spéculer. C’est une motivation peu glorieuse, critiquable mais comme tous les objets d’arts, les autographes n’échappent pas aux esprits calculateurs. Et ce n’est pas un marchand qui aurait le droit de leur faire une leçon de morale, étant lui même par essence un commerçant donc un chercheur de profit. 

Enfin, il existe des fétichistes, purs et durs, qui par amour et fascination, ne cherchent que quelques lignes, quelques pages touchées par l’objet de leur adoration. La lettre autographe devient alors une relique au sens propre du terme. 

Mais revenons à ces principes de « magie » ou d’ « émotion » provoqués par les autographes. Ce qui me tarabuste, c’est l’imprécision de ces sentiments. Quelle est la frontière entre l’émotion de la possession d’une lettre et le fétichisme ? À ce mot, j’entends déjà les collectionneurs et les marchands se dresser pour m’houspiller. Mais le fétichisme tel que nous nous le représentons dans notre imaginaire collectif a un sens dévalorisant, presque ridicule. 

Le fétichiste c’est celui divinise un objet ou une personne et qui en perd de son esprit critique. Dans les cas extrêmes, certains se déguisent, s’expriment, prennent des postures comme leur idole, se confondent avec eux. Alors, je ne suis ni psychiatre ni psychanalyste, et je me garde bien de condamner. Je n’ai pas l’âme d’un procureur. Mais j’ai toujours regardé cela comme une abdication de soi-même (une méconnaissance de soi). Oscar Wilde disait « Soyez vous-même, les autres sont déjà pris ».

C’est dans ce sens là que le plus grand nombre entend le mot fétichiste. Le fétichisme est un aveu de faiblesse. C’est pour cette raison j’imagine qu’Alain Nicolas nuance son propos en écrivant au sujet des lettres autographes, après avoir parlé d’émotion, que « cette fixation matérielle de la pensée ne représente pas simplement une relique. Elle constitue un témoignage irremplaçable donnant des renseignements qu’on chercherait parfois vainement dans des documents imprimés, elle remet même quelquefois en cause certains faits historiques qui semblaient acquis… ». Or si cette nuance me convient elle donne l’impression d’une justification, une tentative d’ennoblir la passion des autographes forcément suspecte d’un fétichisme puérile. Elle ne définit pas la magie ou l’émotion évoquée aussi bien par lui que par Frédéric Castaing. Oui les autographes donnent des informations sur un auteur mais là n’est pas l’origine de la passion. Je n’achète pas un manuscrit uniquement parce j’y apprend un fait nouveau. Je l’achète parce que son contenu et son scripteur me sont chers. 

Or, dans le fétichisme, il existe une dimension noble. L’objet est admiré et vénéré. La vénération est si l’on s’en tient à sa définition : «un Grand respect fait d’admiration et d’affection » (on conviendra qu’admirer et éprouver de l’affection pour quelqu’un ne contrarie en rien la liberté d’être nous-mêmes).    Si l’on accepte l’idée de cette noblesse, qu’est-ce du point de vue du collectionneur de lettres autographes ? 

Tout simplement et bêtement un amour de la culture. Non pas un amour ou toute la culture serait à bénir sans discernement mais un respect pour une oeuvre, pour un courant, pour une période historique… Une sensibilité évidente au passé. La culture, celle qui nous est personnelle (je préfère les romantiques, tu préfères les symbolistes, ils préfèrent les surréalistes…) est ce qui nous différencie et ce qui nourrit, élève notre personnalité. Parlez de ce que nous aimons est un acte très intime. Acheter une lettre autographe l’est tout autant. 

Yves Klein, Lettre tapuscrite signée, 29 avril 1958, au préfet de la Seine, à la suite du refus de ce dernier de laisser l’artiste éclairer l’obélisque de la Concorde avec son bleu.

L’émotion et la magie des autographes naissent de cette possibilité offerte de créer un lien, plutôt un « pont » avec ce que nous considérons de plus important à nos yeux : cette longue histoire culturelle. On pourra toujours juger ridicule de croire qu’en possédant une lettre de Balzac on s’imagine le rencontrer. On pourra toujours être ahuris par les sommes dépensées pour acquérir un manuscrit de Marcel Proust car à quoi sert-il ce manuscrit (déjà publié et reproduit dans des centaines de livres) qui se trouve au fond d’un tiroir ou d’une bibliothèque ? À rien. Il n’a pas d’utilité. Autant un beau tableau décore une pièce, autant une belle montre me donne l’heure et soigne mes apparences, autant une voiture de collection joint l’utilité de me déplacer que l’esthétique agréable des courbes d’une calandre, d’un tableau de bord en acajou et de fauteuils en véritable cuir… mais l’autographe ? Il n’a pas de fonction utilitaire. ce n’est qu’un « bout de papier avec de l’encre » comme je l’ai souvent entendu. C’est ici le point de rupture, le moment d’assumer cette l’émotion et la magie par un respect et un amour passionné pour la culture. Libre à tous d’admettre ou d’ignorer plusieurs siècles de création et d’évènements. Libre aussi celui qui aime la culture sans désirer en toucher les matériaux et les témoignages dont nous avons hérités n’en vivre que dans le monde des idées sans en posséder des souvenirs matériels.

J’ai commencé ce métier en lisant un roman, La Révolution de Robert Margerit. Formidable fresque sur la Révolution française, des États-Généraux au 9 thermidor. Dans ma lecture était survenue une pensée : « Existe t-il encore des documents de cette époque ? ». Et le lendemain, j’achetais mon tout premier document imprimé en 1793 (c’était un discours du révolutionnaire Jean-Louis Carra, acheté chez Emmanuel Lorient à sa librairie Traces Écrites). J’avais eu envie de posséder entre mes mains un témoignage matériel, un souvenir de la Révolution, de m’imaginer que cet imprimé était sorti des presses d’une imprimerie révolutionnaire parisienne, qu’il avait voyagé de mains en mains et peut-être appartenu à un conventionnel, et peut-être l’avait-il dans sa poche lors d’une assemblée houleuse, peut-être avait-il entendu un discours de Danton ou de Robespierre. Qu’est-ce ? Si ce n’est un amour, une passion dans mon cas personnel pour l’histoire ? Pourtant si je suis un marchand, je ne suis pas un collectionneur… je n’ai jamais collectionné les manuscrits. J’aime les trouver et travailler dessus. Mais non les posséder. Étrange paradoxe pour certains mais paradoxe salutaire je crois pour celui qui en fait son commerce.

Ne cherchons pas à trouver d’autres raisons que le fétichisme noble et le respect pour la culture pour justifier (en partie) l’intérêt que l’on peut porter aux autographes. Bien que cette démarche ne soir pas exempt de contradictions presque monstrueuses. Un admirateur de Baudelaire peut-il être marchand ou acheteur quand le poète écrit : « Le commerce est, par essence, satanique. Le commerce c’est le prêté rendu, c’est le prêt avec le sous-entendu : Rend moi plus que je ne te donne ». (Charles Baudelaire, Mon coeur mis à nu). Je ne suis pas certain que Baudelaire approuverait aujourd’hui le commerce de son écriture. Mais c’est là l’objet d’un autre débat et qui concerne peut-être davantage le marchand que le collectionneur.

Le chef d’oeuvre. La quintessence footballistique. L’art de dribbler est un art sous-estimé.

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